Le dirigeant face à sa conscience

26 juin 2025

Le dirigeant face à sa conscience

À l’heure où les attentes sociétales évoluent à grande vitesse, où la transparence devient une exigence, et où les crises – sanitaires, écologiques, géopolitiques – redessinent les contours de la gouvernance, une question essentielle se pose à chaque dirigeant : jusqu’où peut-on concilier la quête de performance avec les impératifs éthiques et la responsabilité individuelle ? Le conflit d’intérêts, en tant que manifestation visible de cette tension, illustre avec justesse les dilemmes moraux qui traversent les conseils d’administration en Suisse.

Dans un monde de défiance

Prenons l’exemple d’un administrateur siégeant au conseil d’une multinationale pharmaceutique, tout en détenant des parts dans un laboratoire concurrent. Il y a dix ans, une telle situation aurait pu être réglée par une simple déclaration protocolaire. La gouvernance d’entreprise fonctionnait alors comme un club fermé, régi par une règle tacite : « informé, donc autorisé ». Mais l’ère du trust me, I’m a board member est révolue.

La réputation ne se construit plus dans les salons feutrés de Zurich ou de Genève, mais sur l’écran des smartphones de millions de parties prenantes. Désormais, ce n’est plus tant le conflit d’intérêts en lui-même qui importe, mais sa perception par une opinion publique devenue hypersensible.

Les récentes évolutions du droit suisse, notamment l’introduction de l’article 717a du Code des obligations, imposent aux administrateurs de déclarer sans délai tout conflit d’intérêts. Cette obligation, loin d’être symbolique, consacre un véritable changement de paradigme : les organes dirigeants doivent désormais adopter une vigilance permanente face à toute situation susceptible d’altérer l’objectivité d’une décision.

L’exigence de transparence

Comme le montrent plusieurs affaires récentes en Suisse et à l’étranger, le problème ne réside pas tant dans le manque de règles que dans la difficulté de les incarner. Le conflit d’intérêts ne se présente jamais comme une évidence. Il s’immisce dans les jeux de pouvoir, les relations personnelles, les ambitions croisées. Et il soulève inévitablement une question fondamentale : le dirigeant est-il capable de faire preuve d’intégrité, même lorsque cela implique de renoncer à un gain immédiat ?

Cette tension est d’autant plus vive que les pressions sur les dirigeants se sont accrues. Dans un contexte de compétition exacerbée, l’exigence de performance est constante. Les administrateurs doivent souvent trancher sous la pression des résultats, des actionnaires, ou encore des médias. Le risque est grand, dans cette dynamique, de reléguer les signaux d’alerte éthique au second plan, au nom de la rentabilité.

Et pourtant, comme l’a rappelé l’économiste et prix Nobel Amartya Sen : « la confiance est une valeur économique ». Une gouvernance perçue comme intègre n’entrave pas la performance : elle en est la condition.

Au-delà des risques économiques ou juridiques, c’est la légitimité même des dirigeants qui est en jeu. Dans un monde hypermédiatisé, où chaque écart est jugé en temps réel par l’opinion publique, le moindre manquement éthique peut entacher durablement la réputation d’une entreprise – et, par ricochet, celle de ses administrateurs. Le dirigeant ne peut plus désormais se retrancher derrière des procédures : il doit incarner une posture. Il lui revient de faire de la responsabilité non pas un supplément d’âme, mais un principe structurant. Cela exige du courage : celui de reconnaître un conflit, de se récuser lors d’un vote, de défendre une ligne éthique même si elle s’oppose aux intérêts court-termistes. Cela suppose aussi un regard lucide sur soi-même, sur ses motivations et sur ses zones d’ombre. En d’autres termes, cela demande une conscience.

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