La Suisse au pied du mur: l’urgence d’un éveil stratégique

24 novembre 2025

La Suisse au pied du mur: l’urgence d’un éveil stratégique

Alors que la tectonique des plaques géopolitiques s’accélère, fragilisant un monde que l’on croyait acquis à la stabilité, le logiciel politique suisse semble frappé d’obsolescence. À Berne comme dans les cantons, le débat public donne parfois l’impression vertigineuse de flotter hors du temps, figé dans une vision anachronique de la neutralité et de l’indépendance. Entre crispations identitaires, guerre de tranchées sur le dossier européen et fantasmes d’une souveraineté absolue, un fossé dangereux se creuse entre la rhétorique de certains élus et la réalité brutale du nouvel ordre mondial. Une forme de dissonance cognitive s’est installée au cœur de la Confédération. À écouter les tribuns de l’isolement, on pourrait croire que la Suisse évolue encore dans une bulle hermétique, un « Réduit national » moderne capable de la protéger des soubresauts de la mondialisation, des pressions migratoires ou de l’urgence climatique. Or, ce confort insulaire est une illusion d’optique. La Suisse n’est pas une île ; elle est un poumon économique et financier au centre de l’Europe. Face aux défis systémiques actuels, le repli n’est plus une stratégie de protection, c’est une prise de risque. À l’heure où les lignes d’influence se redessinent violemment de Washington à Pékin, la question n’est plus de savoir si nous pouvons rester à l’écart, mais comment survivre sans subir.

Ce déni de réalité est particulièrement flagrant dans l’interminable psychodrame des relations avec l’Union européenne. Une partie de la classe politique continue de vendre à l’électorat la promesse intenable d’un statu quo doré : conserver un accès privilégié au marché unique sans concéder la moindre intégration institutionnelle. Cette posture relève de l’aveuglement volontaire. Les accords bilatéraux ne sont pas un « buffet à volonté » où l’on picore les avantages économiques en laissant de côté les obligations juridiques. Ils sont le fruit d’un équilibre précaire fondé sur la réciprocité. Face à une Europe qui se consolide géopolitiquement et durcit ses règles, le temps du « sur-mesure » helvétique est révolu. Croire que l’on peut éternellement profiter du beurre, de l’argent du beurre et du sourire de la crémière bruxelloise n’est pas de la diplomatie, c’est de la naïveté politique. Si rien ne change, l’érosion de la voie bilatérale ne sera pas un choix, mais une lente asphyxie imposée.

Le même décalage contamine le débat démographique, notamment avec l’idée simpliste de plafonner la population à dix millions d’habitants. Comme si une barrière arithmétique ou une frontière numérique pouvait résoudre par magie des problèmes structurels complexes. Dans une économie ouverte, dont la prospérité repose sur l’exportation et l’innovation, cette proposition tient davantage du slogan populiste que de la stratégie d’État. Notre pays vieillit. Sans l’apport de la main-d’œuvre étrangère, qui fera tourner nos hôpitaux ? Qui financera nos assurances sociales ? Qui maintiendra notre excellence académique ? La question migratoire exige une gestion rigoureuse et un débat sérieux, pas des chiffres arbitraires jetés en pâture à une électorat inquiet, au risque de saborder notre propre modèle de croissance.

Enfin, il est temps que la Suisse regarde sa taille en face avec lucidité. Le monde de 2025 n’est plus celui des années 1990. Face à des blocs de puissance décomplexés, des États-Unis devenus imprévisibles et protectionnistes, une Chine assertive et une Union européenne qui s’affirme comme acteur stratégique, la Suisse ne dispose pas de la masse critique pour dicter ses règles. Le modèle qui a assuré notre succès (neutralité passive, bons offices, opportunisme commercial) ne suffit plus à garantir notre sécurité politique et économique.

La Suisse se trouve à un tournant historique. Le choix qui s’offre à elle est binaire : continuer à subir l’histoire en s’accrochant aux mythes du passé, ou accepter de se réinventer. Cette réinvention ne signifie pas un renoncement, mais une adaptation. La véritable souveraineté, au XXIe siècle, ne consiste pas à dire « non » à tout en restant seul dans son coin. Elle consiste à tisser les alliances nécessaires pour peser sur les décisions qui nous concernent. Il n’y a plus de place pour les spectateurs dans l’arène mondiale. Pour défendre ses intérêts, la Suisse doit choisir, enfin, de devenir actrice de son destin. Entre la dépendance aveugle et la réinvention lucide, il n’y a qu’un pas : celui du courage politique.

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