Photo: S.E. l’Ambassadrice Şebnem İncesu ©
À l’occasion du centenaire du Traité d’amitié entre la Türkiye et la Suisse, la visite officielle du Conseiller fédéral Guy Parmelin à Ankara a marqué une étape décisive. Dans un contexte de tensions géopolitiques et de montée du protectionnisme, les deux pays ont exprimé une volonté claire : transformer leurs liens historiques en un partenariat économique stratégique.
Le Monde Économique propose un entretien approfondi afin de comprendre les ressorts de cette diplomatie commerciale, ses opportunités et ses défis, et d’offrir aux dirigeants d’entreprise une lecture prospective des évolutions à venir.
Monde Économique : Alors que les deux pays célèbrent 100 ans de relations diplomatiques, ils entrent également dans une nouvelle phase. Selon vous, qu’est-ce qui définit la « nouvelle maturité » des relations bilatérales évoquée par Guy Parmelin ?
S.E. l’Ambassadrice Şebnem İncesu : De notre point de vue, la « nouvelle maturité » renvoie à la capacité de maintenir un dialogue pragmatique et mutuellement bénéfique entre les deux pays dans une période d’incertitude. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une série de défis qui affectent directement les relations bilatérales et internationales. Notre monde est de plus en plus fragmenté. La compétition géopolitique s’est intensifiée, tandis que les dynamiques géoéconomiques et le protectionnisme économique progressent à l’échelle mondiale. Le système multilatéral est soumis à de fortes tensions. Tous les États doivent reconnaître qu’aucun pays ne peut relever seul ces défis. Il devient de plus en plus important de diversifier les relations économiques et d’élargir les partenariats. Heureusement, la coopération économique turco-suisse s’est adaptée de manière dynamique à ces nouvelles réalités.
Dans ce contexte, nous estimons que la « nouvelle maturité » entre nos deux pays, comme l’a souligné M. Parmelin, se définit avant tout par la capacité de la Türkiye et de la Suisse à engager un dialogue ouvert, pragmatique et tourné vers l’avenir sur un éventail élargi de sujets. Cette nouvelle maturité reflète une relation de plus en plus diversifiée, qui dépasse les contacts politiques traditionnels pour inclure une coopération renforcée dans les domaines du commerce et de l’investissement, de l’innovation, de la science et de la technologie, des énergies renouvelables, de la migration et des échanges entre les peuples.
Monde Économique : Les échanges commerciaux entre les deux pays ont atteint 12 milliards de dollars en seulement neuf mois. Quels sont aujourd’hui les secteurs offrant le plus fort potentiel de croissance et quelles devraient être les priorités à court terme ?
S.E. l’Ambassadrice Şebnem İncesu : Avant tout, les relations économiques et commerciales entre nos deux pays reposent sur une base juridique solide, façonnée par de nombreux accords bilatéraux et multilatéraux issus de nos relations diplomatiques de longue date. Il s’agit notamment de l’Accord sur la promotion et la protection réciproques des investissements signé en 1988, de l’Accord de libre-échange entre la Türkiye et l’AELE signé en 1991 et révisé en 2018, ainsi que d’une série d’accords conclus entre la Türkiye, la Suisse et l’AELE entre 2002 et 2010 couvrant le commerce, la coopération économique, l’évaluation de la conformité, la coopération énergétique et la prévention de la double imposition.
À cela s’ajoutent des accords bilatéraux dans les domaines de l’agriculture et des transports, ainsi que des environnements d’investissement favorables dans les deux pays, qui renforcent encore cette base.
L’ensemble de ces cadres juridiques fait de la Türkiye et de la Suisse des partenaires attractifs pour l’investissement mutuel et la coopération économique et commerciale.
Bien que la Suisse soit considérée comme un petit pays en termes de superficie et de population, et qu’elle ne dispose pas d’un accès direct à la mer, elle demeure l’un des centres du commerce mondial, en particulier dans le domaine du négoce de matières premières.
Il existe encore un potentiel considérable pour développer davantage nos relations économiques avec la Suisse. Le volume des échanges commerciaux entre nos deux pays, qui s’élevait à 11,5 milliards de dollars en 2024, a atteint 13,5 milliards de dollars au cours des dix premiers mois de 2025. Compte tenu des capacités de notre pays et de la position forte de la Suisse dans l’économie mondiale, ce volume peut être sensiblement accru. Le renforcement des relations entre deux acteurs économiques à si fort potentiel demeure donc l’une de nos priorités majeures.
Notre Ambassade, avec le soutien de son bureau commercial, travaille en étroite collaboration avec nos Consulats généraux à Genève et à Zurich, ainsi qu’avec des organisations de la société civile disposant d’une expertise économique, afin d’encourager nos partenaires suisses à coopérer avec nos entreprises et à investir en Türkiye.
Dans ce contexte, l’un de nos objectifs clés est de faire en sorte que les entreprises suisses reconnaissent la capacité d’innovation et de production de la Türkiye et la considèrent comme un lieu d’approvisionnement offrant des conditions particulièrement favorables et efficaces. Cela est essentiel pour approfondir rapidement notre coopération dans ce domaine.
Il est donc important de souligner le rôle des foires commerciales, où les entreprises des deux pays peuvent se rencontrer, organiser des réunions B2B, explorer leurs potentiels respectifs et établir des relations d’affaires. La participation à ces événements constitue un moteur significatif de progrès.
Parmi les opportunités de partenariats commerciaux à court terme figurent notamment les énergies renouvelables, les technologies environnementales, l’automobile, le tourisme de santé et d’autres secteurs. Les exportations potentielles de notre pays vers la Suisse comprennent le prêt-à-porter, le mobilier, les produits en aluminium et en acier, les fruits et légumes, les véhicules automobiles, la joaillerie, les matériaux d’emballage, la céramique et les pierres naturelles.
Monde Économique : La Suisse est l’un des principaux investisseurs étrangers en Türkiye. Qu’est-ce qui explique l’attractivité de la Türkiye pour les entreprises suisses et quels risques doivent être surveillés à mesure que cette expansion se poursuit ?

S.E. l’Ambassadrice Şebnem İncesu : La Türkiye offre des opportunités exceptionnelles de connectivité mondiale aux investisseurs étrangers et aux multinationales, en raison de sa position stratégique au carrefour de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique. Outre son vaste marché intérieur, la relation d’Union douanière qu’elle entretient depuis 30 ans avec l’Union européenne, ainsi que les accords de libre-échange conclus avec des partenaires commerciaux clés, permettent un accès à près d’un milliard de consommateurs dans différentes régions du monde.
Les politiques favorables aux investisseurs, soutenues par un cadre législatif solide et un large éventail d’incitations, combinées à une population jeune et dynamique, à une main-d’œuvre qualifiée et productive, ainsi qu’à des investissements croissants en R&D et à des incitations à l’innovation, créent un environnement très attractif pour l’investissement international durable.
Notre pays a enregistré des avancées notables dans les secteurs de l’automobile, des machines, de la défense et de l’aéronautique, de l’agriculture et de l’agroalimentaire, ainsi que dans les infrastructures en partenariat public-privé. Il a également renforcé sa présence sur le marché mondial de l’énergie et développé ses capacités en énergies renouvelables. La résilience du secteur manufacturier turc et de ses chaînes d’approvisionnement durant la pandémie de COVID-19 souligne également sa fiabilité pour les investisseurs.
Par ailleurs, la Türkiye constitue une destination touristique importante pour la Suisse, tandis que les visites touristiques de citoyens turcs en Suisse sont également en hausse, reflétant un intérêt et des échanges bilatéraux croissants.
À ce stade, je dois souligner que la montée du protectionnisme économique et l’apparition de nouvelles barrières commerciales constituent des défis majeurs pour les intérêts économiques des deux pays. La Türkiye et la Suisse partagent un engagement commun en faveur de la préservation de l’ordre international libéral et d’un système international fondé sur des règles. Les deux pays sont bien placés pour coopérer sur les plateformes multilatérales et contribuer aux efforts mondiaux visant à éviter une dérive vers des politiques économiques plus protectionnistes.
Monde Économique : Les deux gouvernements souhaitent accélérer la coopération dans les technologies de pointe. Comment renforcer la collaboration dans des domaines tels que la robotique, l’ingénierie de précision, la santé ou les énergies renouvelables ?
S.E. l’Ambassadrice Şebnem İncesu : La Türkiye est devenue un acteur de premier plan dans sa région et au niveau mondial, en particulier pendant et après la pandémie, grâce au développement rapide de son secteur de la santé. Cette croissance a été soutenue par d’importants investissements dans les infrastructures sanitaires, ainsi que par des projets en partenariat public-privé. La Türkiye s’est imposée comme un leader dans la fourniture de services de santé essentiels, non seulement pour ses citoyens, mais aussi pour les populations dans le besoin à travers le monde. Elle est donc parfaitement en mesure d’offrir des services de santé de haute qualité aux patients internationaux et aux visiteurs recherchant des soins médicaux.
Le « Protocole sur la santé » inclus dans l’Accord de libre-échange révisé Türkiye-AELE, entré en vigueur en 2021, offre une plateforme solide pour renforcer davantage la coopération dans ce domaine. La Türkiye présente de nombreuses opportunités pour les investisseurs suisses, soutenues par une main-d’œuvre qualifiée, jeune et dynamique dans le secteur de la santé, ainsi que par une infrastructure sanitaire moderne et technologiquement avancée.
La Türkiye offre également d’importantes opportunités de coopération dans le secteur de l’énergie. En 2024, plus de 60 % de la capacité totale installée de production d’électricité du pays provenait de sources d’énergie renouvelable, plaçant la Türkiye au 5ᵉ rang en Europe et au 11ᵉ rang mondial en matière de capacité installée d’énergies renouvelables.
Les entreprises turques de renommée mondiale dans les secteurs de la construction et de l’énergie mènent avec succès des projets énergétiques et d’infrastructures à travers le monde. Les entreprises turques et suisses peuvent tirer parti de leurs forces complémentaires pour renforcer leur coopération et mener des projets conjoints à l’international. Ce potentiel de collaboration a été mis en avant comme l’un des principaux résultats du Forum économique Türkiye-Suisse, organisé lors de la visite de M. Parmelin en Türkiye à la fin du mois d’octobre 2025.
Monde Économique : Le dynamisme de l’écosystème de startups en Türkiye a impressionné la délégation suisse. Quelles synergies concrètes pourraient émerger entre les startups turques et les acteurs suisses des secteurs technologique, financier et industriel ?
S.E. l’Ambassadrice Şebnem İncesu : L’écosystème de startups en Türkiye est devenu l’un des plus dynamiques de sa région, porté par une population jeune et technophile, un solide vivier de talents en ingénierie et un accès au capital en constante maturation. Il complète par ailleurs les atouts de la Suisse dans les domaines de la finance, des technologies de pointe et des industries avancées.
Le dynamisme des startups turques dans la fintech, les services numériques, la mobilité et les solutions énergétiques s’aligne étroitement avec l’expertise suisse en matière d’innovation financière, de technologies de précision, d’infrastructures de recherche et d’accès aux marchés mondiaux.
Ces forces combinées créent des opportunités concrètes en matière de R&D conjointe, de co-investissements, de transfert de technologies et d’intégration des startups turques dans des chaînes de valeur européennes et mondiales plus larges. La visibilité internationale récente et les investissements attirés par des startups et licornes turques de premier plan dans les secteurs du jeu vidéo et du e-commerce — telles que Peak Games, Dream Games et Hepsiburada — illustrent le potentiel plus large de l’économie turque dynamique et innovante, tous secteurs confondus.
Monde Économique : Un protocole d’accord historique a été signé entre la SERV suisse et Türk Eximbank. Quels changements cet accord pourrait-il apporter aux entreprises exportatrices suisses et aux entreprises turques cherchant à se développer à l’international ?
S.E. l’Ambassadrice Şebnem İncesu : Le protocole d’accord (MoU) entre Türk Eximbank et la SERV suisse a le potentiel de changer profondément la donne pour les deux parties.
Cet accord vise à encourager la coopération dans des domaines clés, en particulier l’assurance-crédit à l’exportation, par l’échange d’informations et l’utilisation de mécanismes d’assurance, de coassurance, de réassurance et de garanties pour des projets réalisés conjointement par des entreprises des deux pays sur des marchés tiers.
Pour les exportateurs suisses, cela peut se traduire par un accès facilité à des solutions de partage des risques et de cofinancement pour des projets impliquant des partenaires turcs ou des opérations en Türkiye, réduisant ainsi les barrières à l’entrée, améliorant les conditions de financement et rendant plus attractif l’engagement des PME comme des grandes entreprises dans des projets transfrontaliers complexes.
De cette manière, le protocole d’accord renforce les fondations financières de la relation économique bilatérale et soutient un partenariat plus ambitieux et tourné vers l’extérieur. La Türkiye continuera d’élargir ce type de protocoles d’accord et de coopérations avec d’autres agences de crédit à l’exportation et institutions financières étrangères afin d’apporter un soutien accru aux exportateurs.
Monde Économique : Dans un contexte de tensions géopolitiques et de montée du protectionnisme, comment les relations entre la Türkiye et la Suisse peuvent-elles devenir un modèle de coopération résiliente ? Et comment envisagez-vous l’avenir de cette amitié et de ce partenariat dans les années à venir ?
S.E. l’Ambassadrice Şebnem İncesu : Comme je l’ai indiqué précédemment, aucun pays ne peut faire face seul à la complexité des défis mondiaux actuels. L’importance stratégique de la Türkiye est de plus en plus reconnue, notamment en raison de son engagement constructif à Gaza, en Ukraine et en Syrie, ainsi que de son rôle dans le maintien de corridors de transport sécurisés entre l’Est et l’Ouest.
En nous concentrant sur des projets concrets dans les domaines du commerce et de l’investissement, de l’innovation, de la transition verte, de la migration et de l’éducation, nous pouvons démontrer que la coopération produit des bénéfices tangibles pour nos sociétés, même en période d’incertitude.
À l’avenir, nous aspirons à une amitié et à un partenariat plus profonds, plus stratégiques et davantage centrés sur les personnes. Cela implique de renforcer les liens entre nos entreprises, nos universités, nos startups et nos communautés culturelles, de soutenir des initiatives conjointes dans des domaines tels que la finance durable, la santé, l’action climatique et la numérisation, et d’encourager des échanges humains riches et porteurs de sens.
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