Entretien avec Yves Claude Aubert: « Le conflit d’intérêt est avant tout une question de conscience »

29 juillet 2025

Entretien avec Yves Claude Aubert: « Le conflit d’intérêt est avant tout une question de conscience »

Photo Yves Claude Aubert ©

Yves Claude Aubert, administrateur indépendant au sein de plusieurs conseils d’administration et vice-président de swissVR, nous éclaire sur la gestion des conflits d’intérêts dans les instances de gouvernance. Dans un contexte où le Code des Obligations suisse renforce désormais explicitement ces exigences (depuis 2023), il décrypte les risques, les bonnes pratiques et les solutions pour concilier transparence et efficacité décisionnelle. Entretien.

Monde Economique : Comment définiriez-vous un conflit d’intérêt dans le contexte d’un conseil d’administration ?

Yves Claude Aubert : Un conflit d’intérêts au sein d’un conseil d’administration se définit comme une situation dans laquelle un administrateur se trouve confronté à des intérêts personnels, professionnels ou financiers qui pourraient influencer, ou sembler influencer, son jugement et ses décisions au détriment de l’intérêt supérieur de l’entreprise. Cette notion recouvre deux dimensions principales. D’abord, les conflits directs et évidents, comme le fait de siéger dans des conseils d’entreprises concurrentes, de participer à des décisions concernant des proches ou des sociétés liées, ou encore de cumuler des rôles de dirigeant et d’administrateur au sein de la même structure. Ces situations créent un risque manifeste de partialité.

Ensuite, il existe des conflits plus subtils mais tout aussi problématiques, tels que les pressions exercées par des actionnaires minoritaires pour défendre des intérêts particuliers, les avantages indirects perçus par l’administrateur ou son réseau, ou encore les biais cognitifs liés à des loyautés personnelles ou à des engagements antérieurs. Sur le plan juridique, l’article 717 du Code des Obligations suisse est clair : tout administrateur doit faire primer l’intérêt de la société et déclarer sans délai toute situation personnelle susceptible d’affecter son impartialité. La simple apparence d’un conflit peut suffire à déclencher cette obligation de transparence.

Le conflit d’intérêt est avant tout une question de conscience et d’intégrité

Monde Economique : Quels impacts un conflit d’intérêt peut-il avoir sur la qualité des décisions prises ?

Yves Claude Aubert :  Ils peuvent être majeurs. Il ne s’agit pas seulement d’éviter que quelqu’un oriente une décision dans son propre intérêt. Un conflit d’intérêt peut fausser une discussion, empêcher l’émergence d’un consensus ou fragiliser la légitimité d’une décision stratégique. La meilleure pratique, dans ce cas, c’est de distinguer discussion et décision. Parfois, une personne en situation de conflit détient des informations utiles. On peut alors envisager qu’elle participe à une partie de la discussion, mais pas à la décision finale, ni même à la délibération. Cette approche doit être adaptée au cas par cas, mais elle permet de ne pas se priver d’expertises essentielles tout en protégeant l’intégrité du processus et la solidité de la décision.

Monde Economique : Existe-t-il un cadre légal plus strict sur les conflits d’intérêts depuis les récentes révisions du droit suisse ?

Yves Claude Aubert : Oui. Depuis le 1er janvier 2023, les conflits d’intérêts sont explicitement traités dans le Code des obligations. Cela impose de nouvelles responsabilités aux conseils d’administration. En cas de litige, notamment lors d’une faillite, la protection offerte par la Business Judgment Rule – qui empêche une décision passée d’être analysée sur le fonds – ne tient plus si un conflit d’intérêt non déclaré est avéré. La justice peut alors engager la responsabilité civile, voire pénale, des membres concernés. L’exclusion du conflit d’intérêt devient donc une condition essentielle pour garantir la sécurité juridique des décisions du conseil.

Monde Economique : Dans un contexte où les administrateurs cumulent de plus en plus de mandats, comment concilier efficacement l’exigence de diversité des expertises avec le risque accru de conflits d’intérêts ? Cette tension est-elle selon vous soluble dans les pratiques actuelles de gouvernance ?

Yves Claude Aubert : Plutôt que de fixer arbitrairement un nombre maximal de mandats, je privilégie une logique de compatibilité sectorielle et de disponibilité. Un administrateur expérimenté peut tout à fait cumuler plusieurs mandats à condition qu’ils soient dans des sociétés non concurrentes et qu’il dispose du temps nécessaire pour s’y investir pleinement. L’essentiel est que chaque conseil bénéficie d’une attention proportionnelle à ses enjeux stratégiques. Cela implique une auto-discipline rigoureuse et une transparence absolue sur l’ensemble de ses engagements. Pour ma part, la solution passe aussi par une évolution des mentalités dans les comités de nomination. Plutôt que de rechercher des profils uniquement pour leur réseau ou leur notoriété, les entreprises gagneraient à privilégier des administrateurs capables et disposés à consacrer du temps qualitatif à chaque mandat. swissVR s’engage à renforcer la qualité et la compétence des conseils d’administration suisses en mettant l’accent sur la contribution effective des administrateurs plutôt que sur la simple accumulation de titres. Ce changement progressif est essentiel pour maintenir la confiance dans nos institutions de gouvernance.

Monde Economique : Les entreprises familiales suisses sont-elles plus exposées à ces situations ?

Yves Claude Aubert : Clairement. Dans les PME familiales, les rôles sont souvent confondus : actionnaire, dirigeant, président du conseil… Tout est généralement concentré dans les mains d’un cercle restreint. Cela ne veut pas dire qu’un conflit d’intérêt y est systématique, mais le risque y est structurellement plus élevé.

Des solutions existent : intégrer des administrateurs indépendants, créer des comités consultatifs, ou encore séparer clairement les fonctions exécutives et stratégiques. Deux entreprises genevoises – Aprotec SA et le groupe Pharmacie Principale – illustrent bien comment ces mesures peuvent être mises en place concrètement pour assurer une bonne gouvernance.

Monde Economique : Face à des actionnaires aux agendas diversifiés (investisseurs institutionnels, fonds activistes, family offices), comment les conseils d’administration peuvent-ils préserver leur indépendance tout en intégrant ces nouveaux équilibres de pouvoir ?

Yves Claude Aubert :  Cette question touche au cœur des défis contemporains de la gouvernance. L’indépendance d’un conseil ne se décrète pas, elle se construit par une composition équilibrée et des processus rigoureux. D’une part, une composition méthodique du conseil qui combine expertise sectorielle, diversité de profils et réelle capacité de recul stratégique. D’autre part, l’établissement de processus clairs encadrant les relations avec les actionnaires – qu’il s’agisse de fonds activistes, d’investisseurs institutionnels ou de family offices. L’enjeu est de créer des canaux de dialogue permettant à chaque partie prenante de s’exprimer, tout en préservant l’espace de délibération collégiale et un certain courage, indispensables à toute décision éclairée et respectant les droits de l’ensemble des actionnaires.

La véritable protection, selon moi, réside dans la qualité des administrateurs. Nous devons sélectionner des profils capables de faire la distinction entre écouter légitimement les actionnaires – ce qui est nécessaire – et se transformer en porte-parole d’intérêts particuliers – ce qui serait une dérive. C’est pourquoi dans les sociétés suisses, nous voyons se développer des comités de nomination plus robustes, et une attention accrue à la formation continue des administrateurs sur ces enjeux.

Monde Economique : Quel est le rôle des associations comme swissVR pour accompagner les administrateurs dans ces enjeux ?

Yves Claude Aubert : Nous jouons un rôle pédagogique et fédérateur. L’an dernier, nous avons publié un guide pratique sur les conflits d’intérêts, d’une trentaine de pages, qui expose l’évolution du droit, des exemples concrets, et surtout des recommandations de bonnes pratiques. Nous organisons aussi des événements thématiques, avec des avocats spécialisés et des administrateurs expérimentés. Ces échanges entre pairs sont fondamentaux. Ils permettent de partager des cas vécus, d’en discuter librement, et d’enrichir nos pratiques. Dans une association comme swissVR, c’est cette intelligence collective qui fait toute la valeur.

Monde Economique : Comment créer une culture d’intégrité au sein d’un conseil sans freiner sa capacité à décider ?

Yves Claude Aubert : Tout repose sur la qualité humaine et professionnelle des administrateurs. La transparence ne doit pas être vécue comme un frein mais comme un cadre de confiance ; ce processus se construit dans la durée, à travers la qualité des interactions, la confiance mutuelle et la capacité de chacun à faire primer l’intérêt supérieur de l’entreprise sur ses propres positions. Cela suppose de placer la transparence non pas comme une contrainte formelle, mais comme un levier de performance décisionnelle. Un conseil dans lequel les membres peuvent librement signaler des conflits d’intérêts potentiels ou exprimer des réserves sans craindre de nuire à leur légitimité est un conseil qui gagne en maturité et en lucidité. Il devient capable de confronter des visions divergentes sans sombrer dans les tensions stériles.

Les entreprises gagneraient à privilégier des administrateurs capables et disposés à consacrer du temps qualitatif à chaque mandat

Dans ce processus, le rôle du président est fondamental. Il ne s’agit pas seulement de diriger les séances, mais de créer un cadre où la pluralité des regards est reconnue comme une richesse et où chacun est encouragé à clarifier sa position en fonction du rôle qu’il incarne. Cette conscience des « casquettes » – actionnaire, dirigeant opérationnel, représentant d’un groupe d’intérêt – est au cœur d’une gouvernance efficace. Elle permet de mieux gérer les zones grises, de renforcer la légitimité des décisions, et de préserver la cohérence stratégique du conseil.

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