Interview d’Audrey DAUMAIN : « Une stratégie, aussi brillante soit-elle, n’a de valeur que si elle est comprise et incarnée »

27 mai 2025

Interview d’Audrey DAUMAIN : « Une stratégie, aussi brillante soit-elle, n’a de valeur que si elle est comprise et incarnée »

Photo © Elizabeth Fransdonk

Audrey DAUMAIN– CEO de Smart Perspective

Monde Économique: Dans un contexte où 72% des dirigeants estiment que la productivité prime sur le bien-être (étude Deloitte 2024), comment concevez-vous un leadership « humain » qui ne soit pas perçu comme un renoncement à la performance, mais plutôt comme un levier de compétitivité durable ?

Audrey Daumain:  C’est un leadership qui cultive une curiosité authentique. Trop de dirigeants restent focalisés sur leurs objectifs sans vraiment s’intéresser à ce qui se joue dans leurs équipes, chez leurs clients ou dans leur écosystème. Un leadership « humain » ne décrit absolument pas une personne gentille.  En revanche, il cherche à comprendre ce qui anime les personnes au-delà de leur fonction et de leurs KPIs. Cela ne signifie pas être intrusif, mais créer un dialogue à toutes les échelles de l’organisation dans lequel l’autre se sent vu, entendu, reconnu — sans arrière-pensée ni finalité purement transactionnelle.

Pour moi, la question sous-jacente est en réalité la suivante : comment créer de la valeur durable dans un monde où les ressources humaines sont devenues plus volatiles que les capitaux ? Prenons le contre-pied des approches conventionnelles. Ce que j’observe chez les organisations qui réussissent cette alchimie, ce n’est pas un équilibre entre performance et humanité, mais une transformation radicale du modèle de création de valeur.  C’est ce que j’appelle une forme de « performance with purpose » : quand l’engagement individuel nourrit activement la dynamique collective.

Les organisations qui réussissent cette alchimie ne se contentent pas de concilier performance et humanité — elles transforment leur modèle de création de valeur. Elles ont compris que l’alignement parfait entre vie professionnelle et personnelle est un leurre. D’ailleurs je n’aime pas parler d’équilibre travail & vie privée qui les met en opposition- ces lignes ne sont plus distinctes depuis bien longtemps.  Ce qui compte vraiment, c’est la qualité des interfaces entre ces deux sphères : la capacité à créer du lien, à donner du sens, à créer et à ajuster les espaces de contribution.

Le leadership de demain sera celui qui saura instrumenter l’humain avec la même précision que la rentabilité, non pour le contrôler, mais pour libérer sa capacité à créer de la valeur.

Monde Économique: Comment éviter l’écueil du « carewashing » – ces démarches RH cosmétiques qui alimentent la défiance des collaborateurs ?

Audrey Daumain: Le « carewashing » n’est pas simplement une erreur d’exécution RH ni une opération de communication maladroite. C’est une fracture de légitimité.
Il traduit une dissonance profonde entre des intentions affichées – bien-être, engagement, reconnaissance – et les structures réelles du travail, dans lesquelles ces promesses ne trouvent aucun ancrage.  C’est un peu ironique finalement, puisque le marché tente de répondre aux demandes de candidats toujours plus tatillons en matière d’avantages. C’est là qu’il faut bien comprendre la différence entre les initiatives « bien-être » (les « perks «  ou « avantages »)  – et ce qui est mis en place de manière stratégique pour créer une culture d’entreprise qui se suffit à elle-même. Une culture ou l’on traite les vraies causes du désengagement des collaborateurs et de la détérioration de leur santé (communications obscures, stratégies compliquées, charges de travail non maitrisées, processus opérationnels obsolètes, rôles et responsabilités peu clairs, glissements de comportements non gérés, pour ne citer qu’eux..) et non uniquement les symptômes (burn out, désengagement, absentéisme, baisse de performance, turnover…).

Je ne pense pas que les collaborateurs soient devenus cyniques. Ils sont par contre beaucoup plus exigeants. Ce qu’ils remettent en question, ce n’est pas l’idée qu’on veuille prendre plus soin d’eux — c’est l’instrumentalisation de cette idée pour être attractifs sans revoir le modèle de leadership et de gestion des ressources en eux-mêmes.

Face à cela, certaines organisations choisissent la voie de la métrologie : indicateurs comportementaux, scoring d’engagement, traçabilité des actes managériaux. Ce réflexe est compréhensible mais il ne fonctionne à mon avis que s’il est bien dosé. Sinon, il produit l’effet inverse de celui recherché : il fige l’humain dans des mécaniques d’auditabilité, et transforme la relation en contrat implicite de conformité émotionnelle.
On ne restaure pas la confiance en transformant l’attention et le respect en reporting.

Ce qu’il faut interroger, ce n’est pas la qualité des intentions, mais la profondeur du modèle relationnel sur lequel repose l’organisation. Dans cette optique, on peut parler de responsabilisation (« Accountability ») mutuelle. On articule ce que j’appelle des « espaces miroirs », on apprend à mêler connection humaine et indicateurs qualitatifs (Key People Indicators).  Il s’agit de créer les conditions systémiques pour que le « care » soit crédible, partagé et transformant dans chaque projet, interaction, partage. Je pense que c’est cela finalement la base de la confiance, elle va bien au-delà d’un effet de communication.

Monde Économique: Vous pointez souvent un problème de communication. Est-ce la racine des dysfonctionnements ?

Audrey Daumain: C’est une question de connexion bien plus que de communication descendante. Ce n’est pas tant l’absence de messages qui crée la rupture, mais l’absence de connexion authentique entre les individus et le projet collectif. Pendant longtemps, la communication descendante suffisait à maintenir une forme d’ordre, car les rapports au travail étaient cadrés par des normes sociales, des contraintes économiques ou des schémas de loyauté implicites. Ce temps est révolu.

Aujourd’hui, dans un monde du travail marqué par une plus grande fluidité, une quête de sens et une montée en puissance des logiques d’individualisation, la simple transmission de valeurs ou d’objectifs ne suffit plus. Ce que les collaborateurs attendent, ce n’est pas d’être informés, mais impliqués. Ils veulent sentir que leur rôle compte, que leur voix a un impact, que leur présence n’est pas interchangeable. La communication ne peut jouer ce rôle que si elle devient une interface relationnelle et non un simple outil de pilotage. Je pense en particulier aux grandes maisons de luxe qui ont compris ce changement de paradigme il y a déjà plusieurs années. Ce qui fidélise et touche, c’est l’expérience, la personnalisation extrême, la sensation d’être vu, compris, reconnu. Elles ont opéré une transformation radicale : chaque interaction client devient une opportunité de connexion authentique et sur-mesure. On va bien au-delà du produit, on parle d’expérience. Tout comme aujourd’hui le rapport au travail va au-delà du titre ou des tâches à accomplir.

Pourtant, le monde du travail continue trop souvent à fonctionner avec des logiques standardisées : objectifs descendants, évaluations impersonnelles, séparation nette entre le rôle professionnel et l’individu. Le rôle de la communication en entreprise est donc en pleine mutation.

Monde Économique: Comment Smart Perspective accompagne-t-elle cette transformation ?

Audrey Daumain: Notre accompagnement repose sur une conviction forte : une stratégie, aussi brillante soit-elle, n’a de valeur que si elle est comprise, partagée et incarnée à tous les niveaux de l’organisation. Ce que nous faisons, ce n’est pas simplement de reformuler des objectifs, mais de les rendre habitables par ceux qui doivent les porter. Cela commence souvent au sommet, là où la vision se construit, mais aussi là où les divergences se révèlent : il n’est pas rare que les membres d’un même comité de direction interprètent différemment les priorités stratégiques – entre impératifs digitaux, pressions réglementaires ou ambitions de croissance. Notre rôle est alors de créer un langage commun, une boussole partagée, qui réconcilie ces angles de vue sans les aplanir.

Mais cette clarification ne suffit pas. Il faut ensuite la traduire dans un récit accessible, engageant et aligné sur la réalité du terrain. Un storytelling authentique, loin du jargon corporate, qui résonne avec ce que vivent les collaborateurs au quotidien. C’est à ce niveau que le basculement s’opère : quand on émet des messages avec un mindset « impact » (les collaborateurs ne se contentent plus de recevoir des directives ou des « faits divers » mais comprennent le « pourquoi » et se retrouvent dans le contenu). Dans ce processus, on fait abstraction de l’émetteur du message et on place l’audience au cœur de la stratégie de communication. La parole devient un levier de transformation. C’est à ce moment que l’organisation commence à respirer autrement, que l’on passe de l’« input » à l’ »impact ».

Monde Économique: Incarner un leadership humaniste suppose bien plus qu’un changement de posture. Quels conseils donneriez-vous à un dirigeant qui veut incarner ce leadership humaniste ?

Audrey Daumain: Incarner un leadership humaniste, ce n’est pas simplement décider d’être « plus à l’écoute » ou « plus bienveillant ». C’est un travail de fond sur l’intention, la cohérence et surtout la rigueur. Car l’humanisme en entreprise ne se décrète pas — il se démontre, au quotidien, par une capacité à aligner ses choix avec ses valeurs, même lorsque cela coûte ou dérange. Ce que j’observe depuis vingt ans sur le terrain, c’est que la plupart des dirigeants bien intentionnés échouent non pas par manque de volonté, mais parce qu’ils n’ont pas clarifié ce qu’ils attendent concrètement. Un leadership humaniste véritable ne cherche pas à plaire, mais à faire croître. J’aime aussi parler de Leadership pertinent. Il observe, il s’adapte, il est force de proposition et ne se cache pas derrière des valeurs affichées, il les incarne dans l’inconfort, la complexité, et parfois même dans le silence. Il commence par une seule question, simple mais exigeante : Suis-je prêt(e ) à me transformer moi-même pour transformer l’organisation ?

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