Photo: de gauche à droite, Louis-Blaise Nzonzi, Stéphan Leterrier © afddp
En Suisse, pays souvent cité pour son système de santé performant, une réalité méconnue persiste : des centaines de patients, fragilisés par la maladie et la précarité, renoncent chaque année à faire valoir leurs droits en cas d’erreur médicale. Face à ce constat, l’Association en faveur de la défense des droits des patients a vu le jour en 2024, portée par une conviction simple : l’accès à la justice ne doit pas dépendre des ressources financières. Rencontre
Monde Economique: Comment expliquez-vous que des patients renoncent à leurs droits dans un pays comme la Suisse ?
Louis-Blaise Nzonzi: La précarité est un cercle vicieux. Beaucoup de patients étaient autosuffisants avant leur maladie. Une fois exclus du marché du travail, leurs ressources s’épuisent. Or, défendre ses droits implique des coûts : analyse du dossier, expertises médicales, frais juridiques. Sans accompagnement, ces personnes abandonnent, même en cas d’erreur avérée.
Cette problématique révèle une faille paradoxale de notre modèle de santé en Suisse : la combinaison toxique entre l’excellence médicale et la complexité administrative. D’un côté, le pays dispose d’une médecine de pointe, de professionnels hautement qualifiés et d’infrastructures performantes, ce qui place le système parmi les meilleurs au monde. Mais de l’autre, cette sophistication technique s’accompagne d’une bureaucratie croissante, de procédures juridiques labyrinthiques et d’une fragmentation des responsabilités entre assurances, hôpitaux et praticiens. Résultat : les patients, déjà vulnérables face à la maladie, se retrouvent pris au piège d’un engrenage où la défense de leurs droits exige non seulement des ressources financières, mais aussi une énergie et une expertise qu’ils n’ont souvent plus. Cette dissonance crée une injustice invisible : ceux qui devraient être protégés par la qualité du système en deviennent les victimes collatérales, contraints de renoncer à leurs recours non pas par manque de légitimité, mais par épuisement devant la complexité du parcours.
Monde Economique: La santé suisse repose sur trois piliers (État, médecins, assurances). Votre association vise-t-elle à en devenir un quatrième ?
Stéphan Leterrier: Non, nous ne sommes pas un quatrième pilier, mais un maillon nécessaire de ce système. Malgré les structures existantes, des failles persistent : des patients, fragilisés par la maladie ou la précarité, n’ont pas les moyens d’engager des procédures coûteuses. Notre rôle est de leur redonner une voix, sans remplacer les acteurs traditionnels.
Monde Economique: Ne craignez-vous pas d’être submergés par des réclamations infondées ?
Willy Juvet: La crainte d’être submergés par des réclamations infondées est légitime, mais notre modèle repose sur une sélection rigoureuse garantissant que seuls les dossiers présentant des éléments tangibles soient retenus. Notre comité d’experts ne juge pas les dossiers médicaux : il vérifie simplement si le patient remplit les critères pour obtenir un don et engager une procédure. L’association informe, oriente et mobilise des fonds afin que chacun puisse défendre ses droits, quelle que soit sa situation financière. Cette approche multidisciplinaire permet d’écarter rapidement les réclamations manifestement injustifiées, tout en identifiant les cas où une erreur ou une négligence pourrait effectivement avoir eu lieu.
L’objectif n’est pas d’ouvrir la porte à des litiges systématiques, mais de rétablir un équilibre : aujourd’hui, trop de patients renoncent par découragement, alors que d’autres pourraient être tentés de saisir la justice sans fondement solide.
Au-delà de ce tri initial, notre processus inclut une dimension pédagogique. Lorsqu’un dossier est rejeté, nous expliquons clairement au patient les raisons de cette décision, en nous appuyant sur des éléments factuels et médicaux. Cette transparence contribue à apaiser les frustrations et à éviter les recours abusifs, tout en maintenant la confiance dans notre impartialité. Par ailleurs, en collaborant avec des professionnels reconnus dans leur domaine, nous nous assurons que nos décisions soient perçues comme crédibles, y compris par les institutions médicales et les assurances. Ainsi, loin d’alimenter un climat de défiance, notre association joue un rôle de modérateur, en orientant vers une médiation constructive les cas légitimes, et en désamorçant les tensions lorsque la réclamation ne repose pas sur des bases solides. Cela permet de concentrer nos ressources sur les véritables injustices, tout en préservant la durabilité de notre action.
Notre démarche n’est pas dirigée contre les médecins. Au contraire, elle vise à faire la lumière sur les dossiers, en toute transparence. Nous savons que la grande majorité des professionnels de santé agissent avec compétence et intégrité. Notre rôle est de clarifier les situations pour distinguer les erreurs avérées des cas où la qualité du travail médical n’est pas en cause, afin de renforcer la confiance entre patients, praticiens et institutions
Monde Economique: Comment financez-vous ces accompagnements ? Les patients paient-ils ?
Stéphan Leterrier: Notre modèle de financement repose sur une logique de solidarité collective, tout en garantissant un accès gratuit à nos services pour les patients vulnérables. En tant qu’association à but non lucratif, nous mobilisons des ressources grâce à la générosité de différents acteurs engagés : fondations philanthropiques, entreprises et donateurs privés sensibles aux enjeux de justice médicale. Cette diversité de contributeurs nous permet non seulement de couvrir les frais d’expertise et d’accompagnement juridique, mais aussi d’assurer notre indépendance vis-à-vis de tout intérêt particulier. Nous travaillons actuellement à établir des partenariats avec des institutions afin de pérenniser ce financement et d’étendre notre champ d’action.
À plus long terme, nous envisageons de développer un système de cotisation symbolique pour les patients qui le peuvent, non pas comme condition d’accès à nos services, mais comme engagement dans une dynamique de responsabilité partagée. Cette approche progressive, où l’aide reçue pourrait éventuellement se transformer en soutien donné, s’inscrit dans notre philosophie d’autonomisation des bénéficiaires.
Monde Economique: Le combat de votre association dépasse la seule défense des patients : il s’agit de réinventer le contrat de confiance dans la santé. Quel message adresseriez-vous aux décideurs qui lisent cette interview ?
Louis-Blaise Nzonzi: L’excellence médicale sans justice n’est qu’une demi-réussite. Notre vision est de mettre en évidence cette injustice et d’aider à une refonte des processus qui permettrait de concilier sophistication des soins et accessibilité des recours, sans pour autant alourdir le système ou diminuer la qualité des prestations.
La solution ne réside pas dans une simplification régressive du système (ce qui nuirait à sa qualité) mais dans l’innovation procédurale. Nous pourrions nous inspirer de trois axes transformateurs : premièrement, l’instauration d’un guichet unique numérique qui centraliserait les démarches administratives et juridiques liées aux litiges médicaux, réduisant ainsi la charge cognitive pour les patients. Deuxièmement, le développement d’un système d’assurance qualité proactive où les établissements sanitaires seraient incités financièrement à détecter et indemniser rapidement les erreurs avérées, évitant les contentieux longs. Enfin, l’intégration de médiateurs santé indépendants dans les parcours de soins complexes, jouant le rôle d’interface entre patients et institutions.
Ces innovations institutionnelles permettraient de préserver l’excellence clinique tout en humanisant l’accès aux recours.
Pour plus d’informations : https://afddp.ch/
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