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Le Rapport national sur la santé 2025, publié par l’Observatoire suisse de la santé, vient de lever le voile sur une réalité complexe qui nous interpelle tous : alors que 90 % des Suisses affirment jouir d’une bonne qualité de vie, une personne sur deux souffrira de troubles psychiques au cours de son existence. Derrière ce paradoxe se cache une réalité économique alarmante : entre stress, burnout et arrêts maladie prolongés, les troubles psychiques affectent directement la productivité, la cohésion sociale et les finances publiques. En effet, un quart à un tiers des actifs se disent épuisés, 20 % voient leur santé mentale impacter leur travail, et les arrêts maladie liés à ces troubles durent en moyenne sept mois, débouchant une fois sur deux sur une rupture de contrat. Avec 80 % des coûts de santé liés aux maladies chroniques, le poids des troubles psychiques va devenir insoutenable. Rencontre avec Pierre Maudet, ministre genevois en charge de la Santé et des Mobilités, pour comprendre comment le canton entend répondre à ce défi collectif.
Monde Economique : Le Rapport national sur la santé 2025 dresse un tableau préoccupant de la santé mentale en Suisse. Quelle est votre première lecture en tant que ministre de la santé, et qu’est-ce qui vous interpelle le plus ?
Pierre Maudet: Ce qui m’a interpellé ce sont les chiffres: une personne sur deux souffre d’une maladie psychique au cours de sa vie (20 à 40% de la population suisse) et beaucoup d’entre nous y serons confrontés, si ce n’est comme patient, comme proches. Les troubles psychiques sont les plus coûteux derrière les maladies neurologiques. L’augmentation des rentes AI pour raisons psychiques chez les jeunes de moins de 25 ans m’interpelle également sur notre difficulté, nous pouvoirs publics, à appréhender le problème de la santé mentale chez les jeunes mais aussi leur rapport avec le travail dans un monde très incertain.
Monde Economique : Si le stress et le burnout étaient déjà identifiés comme des phénomènes en hausse, le rapport met en lumière une détérioration inquiétante de la santé mentale chez les enfants et les adolescents. Sommes-nous en train de sous-estimer une crise silencieuse ?
Pierre Maudet: Je ne pense pas que les pouvoirs publics sous-estiment cette crise. Depuis la pandémie, c’est même devenu un sujet prioritaire. La Semaine de la santé mentale à Genève (du 6 au 12 octobre) le prouve. L’objectif est de sensibiliser tous les publics aux maladies psychiques, qu’elles qu’en soient les origines. Nous savons que la pandémie a accentué les troubles psychoaffectifs multiples et chroniques (tristesses, fatigue, anxiété par exemple) chez les enfants et les adolescents de 11 à 15 ans et 1/5ème des 16 à 25 ans ont fait état de symptômes de dépression modérés à sévères. Les questions de harcèlement en lien avec les réseaux sociaux sont aussi des points de vigilance, régulièrement débattus dans les parlements, mais la régulation n’est pas encore possible. Comme souligné dans le rapport, il est nécessaire d’appréhender la santé mentale dans tous les domaines politiques (formation, travail, politique sociale, environnement et économie), suivant le principe de l’OMS « Mental Health in All Policies ». Pour le jeunes, cela implique de développer des actions de prévention primaire et secondaires dans les écoles et au travail.
Monde Economique : Aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement d’agir en réaction, mais de bâtir une approche à la fois préventive et curative pour enrayer ce fléau. Comment votre département articule-t-il ces deux volets (prévention et soin) pour répondre durablement aux troubles psychiques ?
Pierre Maudet: Le rapport rappelle qu’en termes de santé mentale, il faut distinguer les symptômes auto déclarés de dépression, et les maladies psychiques diagnostiquées. En cela, Genève bénéficie de soins de qualité. L’accessibilité aux soins psychiatriques de base est dans l’ensemble très bonne, même si comme pour d’autres spécialités, le départ à la retraite de nombreux psychiatres reste un défi. Par ailleurs, dans certains cas, je pense à des populations souffrant de maladies neurodégénératives, d’addictions, la prise en charge est complexe car à cheval entre le social, les soins mais aussi la sécurité. Et les prestations telles que les soins intermédiaires et les prestations psychosociales posent des défis de financement. L’objectif pour l’Etat est d’assurer un accès à bas seuil et une qualité de soins au sens large. En subventionnant le travail d’associations de terrain, par exemple pour la prévention au suicide, l’Etat finance des prestations en dehors des structures tarifaires classiques dans le but de protéger les populations vulnérables. La prévention est également nécessaire pour améliorer les connaissances de la population pour ce qui est des mesures à prendre pour entretenir et améliorer sa santé mentale. Il faut que les informations soient comprises facilement par toutes les catégories de la population, notamment les personnes âgées, les personnes ayant un faible niveau de formation et celles de nationalité étrangère. Et il y a aussi un travail à faire sur la formation des professionnels pour sensibiliser à la prévention des maladies psychiques dans les soins de santé, car il n’est pas rare que plusieurs maladies psychiques surviennent ensemble et en lien avec des maladies physiques.
Monde Economique : La pénurie de personnel qualifié en santé mentale est un défi majeur. Quelles solutions concrètes le canton va-t-il mettre en œuvre pour attirer, former et fidéliser ces professionnels ?
Pierre Maudet: la pénurie du personnel médical en général est un défi majeur, même si vous avez raison de souligner que c’est particulièrement le cas pour la santé mentale qui, de par sa dimension multifactorielle, requiert des compétences spécifiques. Le canton est évidemment soucieux de la formation des professionnels de santé, nous augmentons les places de soignants en formation, veillons à la meilleure adéquation possible entre vie privée et vie professionnelle pour les médecins, et, pour la santé mentale, proposons une reconnaissance des formations approfondies.
Monde Economique : Votre projet Béluga et l’augmentation du budget prévention à 25 millions semblent en résonance avec les constats du rapport. Faut-il y voir une stratégie préexistante alignée sur les enjeux, ou une inflexion politique dictée par l’urgence du moment?
Pierre Maudet: Je dirais qu’il s’agit du résultat d’une réflexion de fond sur le système de santé, qui historiquement s’est concentré sur l’acte médical, or se faisant, le système s’est emballé. Aujourd’hui nous sommes dans cette impasse d’explosion des coûts avec une alternative : soit nous continuons ainsi et certaines personnes n’auront plus les moyens de se soigner ; soit nous misons sur un système alternatif pour réduire les coûts. Le projet Béluga de caisse cantonale publique associée à un réseau de soin intégré est un projet qui promeut la prévention. Investir dans les programmes de promotion de la santé et la prévention, c’est-à-dire agir avant la maladie, est un impératif. Jusqu’ici les pouvoirs publics se sont focalisés sur les prestations de soins, et n’ont sans doute pas assez investi dans ce qui pouvait conserver les gens en bonne santé. C’est vertueux socialement, mais on voit aujourd’hui, qu’agir en amont maximise le gain social, surtout quand la question n’est pas de savoir si nous allons un jour tomber malade, mais quand et à quel degré nous le serons. En cela, la question des pathologies psychiatriques est édifiante, car leur fréquence contribue à l’augmentation de prix des assurances maladie. Seule une politique de prévention réaliste et efficiente va nous permettre de faire face à ce phénomène.
Monde Economique : Les lieux de travail, où nous passons une grande partie de nos journées, sont aussi des espaces de vulnérabilité psychique. Cette année, vous avez accompagné et soutenu la première édition du Forum sur la santé en entreprise, une initiative saluée par les milieux économiques. Ce type d’action contribue-t-il réellement à une meilleure intégration de la santé mentale dans le monde professionnel, et comment le canton de Genève entend-il aller plus loin ?
Pierre Maudet: disons que c’est un premier pas, mais il faut être honnête -et le rapport le dit clairement-la santé mentale est encore tabou en entreprise. Une majorité de cas de burn-out se termine par un licenciement là où il faudrait pouvoir mieux accompagner l’employé dans son retour au travail. Mais ça reste difficile de parler de santé mentale, tant le monde de l’entreprise valorise la performance. Et même si la prise de parole publique de personnalités puissantes a aidé à déstigmatiser le sujet, il y a encore beaucoup à faire pour déconstruire certains clichés. Quoi qu’il en soit, cette première édition demeure une excellente initiative et prouve que les entreprises ont compris que la maladie pour cause de problèmes psychiques leur coûte chère.
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