L’entreprise délibérée

20 juin 2016

L’entreprise délibérée

Le concept d’entreprise libérée est à la mode.

Je vous invite à un moment de recul, au delà des belles réussites, des récupérations, des doutes, des simplifications, des amalgames, des promesses de lendemains qui chantent, des confusions, et des effets d’entraînement.

Le premier point que je souhaite souligner est justement qu’il s’agit d’un concept. « Un nouveau paradigme » affirment certains, « un concept creux et vide » pour d’autres. Dans tous les cas, ce concept, proposé il y a presque 25 ans par Tom Peters n’est qu’un concept.

Et un concept n’est, en soi, ni bon ni mauvais, c’est ce que l’on fait de ce concept qui est à considérer. Le concept, quel qu’il soit, ne dicte pas nos actes. Et lorsque certains justifient leurs actes au nom du concept, ils adoptent une attitude idéologique, avec les risques que cela comporte.

De la même façon, questionner le concept plutôt que les actes, c’est alimenter là aussi une dynamique de déresponsabilisation.

Poser la question « pour ou contre » l’entreprise libérée est générateur d’affrontements absurdes. C’est comme si je vous demandais « pour ou contre les couteaux ? » Certains vous répondront « contre », sans hésiter : plusieurs dizaines de personnes sont tuées chaque année avec des couteaux. D’autres vous diront « pour » car sans couteaux, nous n’aurions pas les mets exquis que nous proposent les grands chefs. Il nous faudrait alors arbitrer entre prendre le risque d’avoir des morts tous les ans versus avoir une cuisine exquise.

De là, nous pourrions imaginer un débat et faire salle comble sur la question que tout le monde se pose finalement « Peut-on sacrifier des vies pour un plat ? ».

A question absurde, réponse absurde ! Poser une question générative d’opposition (pour ou contre) génère l’affrontement. Et je crois que c’est à peu près où nous en sommes avec le concept d’entreprise libérée. Un concept n’a jamais rendu personne heureux, et je ne crois pas que celui-ci fasse exception.

C’est ce que nous faisons de ce concept, et ce qui nous anime profondément, qu’il est important d’identifier en conscience. Le dirigeant souhaitant vivre dans une entreprise humaine où chacun est respecté dans ce qu’il est et fait au quotidien, a-t-il besoin du concept d’entreprise libérée pour le faire ? Je ne crois pas. Le dirigeant recherchant le développement durable de son entreprise, a-t-il attendu le concept d’entreprise libérée pour le faire ? Non plus. Le dirigeant souhaitant augmenter les marges et les dividendes, a-t-il besoin du concept d’entreprise libérée ? Pas davantage. Cependant, dans tous les cas, s’il perçoit à travers ce concept, éventuellement inconsciemment, un moyen efficace pour aller vers ce qu’il cherche (coopération, développement, rentabilité, pouvoir, équité, célébrité, reconnaissance – la sienne ou celle de chacun…), il l’utilisera certainement pour y parvenir.

Un bénéfice des discussions autour du concept d’entreprise libérée est de mettre des mots et de rendre visible des façons de faire différentes de la pratique du plus grand nombre. Ces échanges donnent des idées et des permissions aux hommes et aux femmes inspirés par ces aventures pionnières. Ils permettent d’imaginer de nouvelles possibilités, de se questionner, d’apporter des pistes concrètes à ceux qui sont en recherche. Certains débats sont parfois animés car la crainte est forte de voir les désillusions supplanter l’espoir. Des dérives se sont déjà produites. La qualité de vie et l’autonomie au travail peuvent devenir la justification de comportements totalitaires, excluant et violents. « Tout le monde en chaussons au travail ! Vive l’entreprise chaussonnée !».

Les concepts à la mode d’hier (management par objectifs, lean management, management systémique…), ceux d’aujourd’hui (entreprise libérée, intelligence collective, agilité…) et les concepts de demain ne disent rien de la responsabilité de chacun vis à vis de ce qu’il choisit de faire du concept. Faire évoluer l’entreprise semble être une idée vertueuse si nous prenons le temps de la réflexion et de l’empathie : Comment faire avec ceux qui ne sont pas prêts pour l’autonomie ? Et avec ceux qui ont du mal à s’exprimer ? Et avec ceux qui investissent leur vie professionnelle différemment ? Et avec ceux qui préfèrent garder leurs chaussures au travail ?

Comment faire avec ceux qui ont fait pendant des années ce qu’on leur demandait de faire, formés et récompensés pour cela, et à qui on dit aujourd’hui qu’ils sont les « freins » de l’organisation ?

Et c’est ici que prend forme ma proposition : l’entreprise délibérée.

L’entreprise délibérée, c’est l’entreprise en question, l’entreprise questionnée, dans sa finalité et dans son fonctionnement. Dans l’entreprise délibérée, le questionnement n’est pas réservé aux dirigeants, managers, coachs, consultants, et autres experts. L’entreprise délibérée est l’entreprise où le temps, l’information, la formation, le choix et les moyens du choix sont donnés à chacun. S’interroger et délibérer ensemble sur la façon de vivre sur le lieu de travail, pour faire le travail, devient alors possible. L’entreprise délibérée est celle qui permet l’expression de la singularité de chacun, où la diversité est perçue comme source d’efficience, où l’expression des voix dissonantes est encouragée.

Délibérer ensemble dans l’écoute et le respect du rythme de chacun, se concerter, nous protègent des dangers d’une pensée unique, dogmatique, fusse-t-elle « le bonheur au travail ».

Alors, que l’entreprise soit libérée ou pas, quelles que soient les intentions de ses dirigeants ou de ses actionnaires, chacun d’entre nous peux initier, à son niveau, un échange ouvert avec ses collègues pour construire et inventer « notre travail ensemble ».

Reste à en faire le choix.

 

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