Photo Leidi Rocha Tavares © Cleaning Heroes
Par Sherif Mamdouh
Il y a des histoires d’entrepreneuriat qui naissent d’une idée. Et d’autres, plus rares, qui naissent d’une transmission silencieuse — et de circonstances étonnantes.
Celle de Leidi Rocha Tavares, fondatrice de Cleaning Heroes, appartient à la seconde catégorie. Fille d’un père capverdien venu travailler la terre puis les sols suisses, et d’une mère vendeuse, elle a grandi dans un foyer où la rigueur et la dignité passaient avant les mots. Le travail manuel n’était pas une contrainte : c’était une manière d’exister, d’apporter sa part à un monde plus propre, plus ordonné. Depuis toute petite, elle a grandi dans un foyer qui ne rechignait pas devant l’effort : chacun participait, elle, son frère et sa sœur compris, à l’effort collectif du ménage.
Très tôt, Leidi comprend la valeur de cet effort, mais aussi l’importance de se construire par soi-même. Dotée d’une énergie communicative, elle capte naturellement l’attention de ceux à qui elle s’adresse; pendant l’interview, elle riait de toute son âme en évoquant les anecdotes les plus improbables de son parcours, transformant chaque épreuve en moment d’optimisme. À l’école, elle est une élève vive et bavarde, sportive accomplie, cheerleader passionnée, habituée à dépasser ses limites et à transformer l’ambition en énergie positive. Après un apprentissage en école de commerce et un passage chez Caterpillar, elle découvre la vie d’entreprise internationale chez Ralph Lauren, où elle gère les achats informatiques pour l’Europe. Un environnement structuré, exigeant, mais dans lequel elle finit par se sentir limitée.
Alors, elle part. Londres l’appelle, avec son chaos et ses opportunités. Là-bas, loin de Genève, elle arrive d’abord comme jeune fille au pair dans une famille londonienne. Quand la pandémie éclate, le confinement la surprend sous le même toit que ses hôtes, enfermée plusieurs mois avec eux. Après quelque temps, elle réalise qu’elle a besoin de découvrir autre chose que les couloirs de cette maison, de voir la ville, de rencontrer des gens, de comprendre le monde qu’elle était venue découvrir. C’est à ce moment-là qu’elle vit son moment de déclic, une prise de conscience brutale et déterminante. Pour financer la suite de son séjour, elle accepte des petits boulots, notamment dans le nettoyage. Ce qui devait être un job de subsistence devient révélateur. Le geste du nettoyage, humble et précis, lui rappelle les mains de son père. Ce travail simple devient un miroir : une manière concrète de créer du beau, d’apporter du calme, d’honorer ce qu’elle a reçu. C’est le début d’un projet de vie.
De retour à Genève, elle suit la formation NewStart, qui lui permet de comprendre les dynamiques locales et les attentes d’un marché déjà saturé, mais perfectible.
En 2022, Cleaning Heroes voit le jour. L’entreprise démarre modestement, avec quelques contrats à Genève et une poignée de clientes fidèles. « Je voulais prouver qu’on pouvait faire ce métier autrement, avec de la rigueur mais aussi du respect », explique-t-elle. Loin des slogans marketing, elle privilégie le bouche-à-oreille et la cohérence du travail bien fait.
Peu à peu, la réputation s’installe. Les villas la recommandent aux bureaux, les particuliers aux entreprises. Leidi compose ses équipes avec soin : des femmes souvent expérimentées, patientes, soucieuses du détail. « Ce qui m’importe, c’est qu’elles se sentent valorisées, qu’elles sachent qu’on reconnaît leur travail. »
Elle insiste sur la confiance plus que sur le volume : pas de plateforme ni de contrats impersonnels, mais une relation directe. Dans son bureau, elle garde encore les premiers messages de clients satisfaits. « Ce sont ces retours-là qui m’ont fait continuer. »
En trois ans, Cleaning Heroes s’est imposé parmi les prestataires les plus exigeants, sans perdre son âme. Le chiffre d’affaires a doublé, mais Leidi se méfie des chiffres. « Ce n’est pas ce qui dit la vérité d’une entreprise. La vraie mesure, c’est la fidélité des gens. » Aujourd’hui, elle vise la stabilité à long terme, avec l’ambition d’ancrer sa société auprès de grandes entreprises internationales, sans renoncer à cette éthique du soin et du détail qui en a fait la marque de fabrique.
Et quelque part, dans cette réussite, se cache une forme de poésie. Sans le chercher, elle est revenue au métier de son père — celui qu’enfant, elle voyait comme un effort anonyme, et qu’elle a transformé en une œuvre collective. Là où lui nettoyait pour vivre, elle nettoie pour se réaliser. Elle a élevé le geste, sublimé l’héritage, et rendu au mot “service” sa noblesse.
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