Vive les fumistes !

24 avril 2013

Vive les fumistes !

De nos jours, tous les éléments de la « fumisterie » sont présents. Ils composent nos quotidiens ; ils sont notre quotidien. Les médias nous en abreuvent du matin au soir. C’est la finalité de la platitude cérébrale. Ne cherchez pas sur les plateaux TV, ou dans les séries dites « comiques », il n’y a rien. Du vent sur les ondes et du divertissement pour endormir les ménages et les méninges. Dès lors, les bien-pensants régissent les codes, l’information, les médias institutionnels, les arts contemporains, la pensée collective et l’humour pour les masses. Nos écrans sont devenus aussi plats sur la forme que sur le fond. Certes, nous ne sommes plus habitués à la controverse, aux opinions contraires et à la dérision tonitruante. Nous ne sommes plus des coutumiers de l’humour caustique, ironique et parfois brusque dans son phrasé. Pourtant, il nous remue, nous informe et nous réveille en plongeant sous la surface des non-dits. Où sont-ils les gardes fous et autres bouffons qui luttent avec l’humour pour la démocratie ?

Évidemment, il y a les incontournables, non pour leur bon mot, leur irrévérence chronique ou bien encore leur drôlerie, mais parce qu’ils sont vissés aux plateaux télé et aux prime times depuis la nuit des temps. On ne voit qu’eux et leurs petits camarades de jeu. Toujours les mêmes. Bien sûr, il y a quelques rigolards juvéniles fraichement démoulés du cadre médiatique. Rien à craindre. Ils sont inoffensifs et complaisants. Ce ne sont que quelques amuseurs commerciaux scotchés sous les feux des projecteurs.

C’est au XIXe siècle le « fumisme » prend son essor à Paris. A cette époque, de jeunes gens insolents fréquentent le Quartier latin et le Chat noir à Montmartre. Ils sont bien plus que des voyous du verbe, des irrespectueux de la morale bien-pensante. Ils sont les résistants de l’humour luttant pour vaincre l’emphase et l’hypocrisie qui caractérisent une grande partie de la société. Les « fumisteries » embarrassent, déconcertent et provoquent dans une gaieté sinistre et une pincée d’humour grinçant.

Comme le dit Eward Franklin Albee : « Le signe le plus évident d’un cancer social… c’est la disparition du sens de l’humour. Aucune dictature n’a toléré le sens de l’humour. Lisez l’Histoire et vous verrez. ». Et oui, on ne peut plus rire de rien et encore moins rire de tout. Le constat est simple : en à peine vingt ans, la liberté d’expression s’est réduite comme neige au soleil. Toutes les envolées lyriques ou les traits d’esprit sur des sujets dits « sensibles » sont donc proscrits. Sous la contrainte, pour avoir de la voix, le « fumiste » est devenu un eunuque de l’humour. Il en va de même des poètes et autres paroliers.

Pourtant, aujourd’hui comme hier, le bon peuple a soif de rire, d’irrévérence et de bouffonnerie géniale. Il en a toujours été ainsi. La populace aime se moquer de ses petits marquis et autres gardiens de l’ordre, de la morale et des privilèges. Rire, oui, mais pas à n’importe quel prix. La vulgarité, les coups bas, la volonté de nuire et autres insanités n’amusent que les francs-tireurs de la rigolade acerbe. L’écriture est trop souvent fébrile, grossière et mièvre, la production télévisuelle médiocre, la récréation cinématographique en panne de dialogues, triste, ennuyeuse, tout juste distrayante.

A la croisée des chemins de notre humanité les Feydeau, Molière, Labiche, Marivaux, Courteline, Achard, Anouilh, Guitry, Charlie Chaplin… des temps modernes écrivent leur spectacle comme leur dernier testament. Ils sont à la fois l’irrationnel et l’absurde d’un paysage intemporel. Ils redonnent de la popularité aux petites scènes théâtrales. Ils amusent les « petites » gens de province et d’ailleurs. Ils sont le souffle d’une parole nouvelle et fraîche qui touche les esprits. Pour les autres. Les théâtres qui fonctionnent avec les deniers publics et les artistes sponsorisés, les maîtres censeurs et les contrôleurs d’Etat veillent au maintien des lignes à ne pas franchir. « Les fumistes » modernes quant à eux offrent de la matière à rire et une autre couleur à nos quotidiens. C’est vrai, ils pourraient s’avérer subversifs et dangereux pour la paix sociale. Car la réalité est un arc-en-ciel dans la bouche de ces grands artistes. Ils lancent des vérités sur le public. Et chose étrange, le public revient soir après soir toujours plus nombreux. Ils l’interrogent, ils le questionnent, ils l’interpellent ce public qu’ils aiment. Sur scène, le texte est la matière précieuse qu’ils cultivent pour désacraliser l’impensable. A chaque tournure de phrase, leur existence est mise en péril. Il est si facile de trébucher sur une expression malheureuse.

La bien-pensance ne rêve plus. Accrochée aux cordons de la bourse, elle ne songe qu’à la financiarisation et à la capitalisation des arts, des cultures, des terres, des étoiles, des papillons, des mots, des crayons, des livres, des pinceaux, des artistes et de ses intérêts. Il est triste de vivre dans une société dénuée de rêves. Une société qui se replie sur elle-même et qui se résigne à faire l’autruche. Heureusement, « les fumistes » sont des miroirs. Ils nous donnent à observer qui nous sommes, ce que nous sommes et qui nous avons été. Ce sont des antagonismes du cynisme ambiant, des explorateurs de la mal-à-dit, des humanistes criants de justice et bien souvent les gardiens du scepticisme. Satie, Renard, Jarry, Desproges, Jean Yanne, Coluche, Cavanna, professeurs Choron, les Inconnus, Jango Edwards, Raymond Devos, Joan Rivers, Serge Grenier, Emil Steinberger, Yvon Deschamps, Vigousse, L’Agence, 120 Secondes, Dieudonné, Le Canard Enchaîné, La Compagnie n°8, Les Grosses Têtes, Les Parlementaries, Dave Chapelle, Régis Malhot, Phil Burgers, Simon Enzler, Anne Romanoff, Massimo Rocchi, Mario Jean, Christophe Alévêque, Georges Carlin sont les facettes de ce mouvement dont le nom est apparu pour la première fois en 1762 dans le dictionnaire de l’Académie française.

En s’ouvrant à nous grâce à une écriture emportée et à la richesse du langage, ces hommes et ces femmes éclairent nos parts d’ombre, d’insécurité, de doute et de vulnérabilité sous les éclats de rire. Ils sont l’antidote à l’indifférence. Ils sont le poil-à-gratter de la langue de bois. Ils nous offrent le rire ensemble. Et le rire ensemble, c’est un peu comme le vivre ensemble et le rêver ensemble. Le rire ensemble est le lien qui rassemble les cœurs. Le rire ensemble exhorte le dialogue entre les communautés, les idées et les identités. Rions ! Oui rions, car tout ceci est une vaste « fumisterie ». Lumière !

Nicolas-Emilien Rozeau, Ecrivain

 

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