La troisième réforme de l’imposition des entreprises

2 décembre 2013

La troisième réforme de l’imposition des entreprises

En septembre 2012, la Confédération et les cantons ont conjointement mis en place une organisation de projet ayant pour but de réformer le système suisse d’imposition des entreprises, avec une entrée en vigueur à l’horizon 2018-2020. Un organe de pilotage en assure la direction. Le projet se veut propre à renforcer la compétitivité de la place financière helvétique. Il devra tenir compte du financement des dépenses publiques et de son acceptation sur le plan international. Cette réforme est apparue comme nécessaire pour répondre aux pressions internationales que la Suisse a subies ces dernières années, notamment de la part de l’UE et de l’OCDE.

En effet, ces dernières ont pointé du doigt les régimes fiscaux cantonaux d’imposition des sociétés de holding, des sociétés de domicile et des sociétés mixtes, car celles-ci bénéficient, dans une certaine mesure, d’une imposition privilégiée des revenus provenant de l’étranger (« ring-fencing »). Ces régimes spéciaux proposés par les cantons sont perçus par l’Europe comme une « concurrence fiscale dommageable ». La Suisse a donc été contrainte d’adapter, voire de supprimer ces régimes fiscaux. A défaut, elle s’exposerait à des mesures de rétorsion.

Pour ne pas perdre en compétitivité internationale et garder les entreprises à forte mobilité sur le territoire, il a été décidé de prendre des mesures permettant de limiter l’impact lié à l’adaptation/suppression des régimes spéciaux. A ce titre, il faut rappeler que les recettes fiscales de la Confédération qui proviennent de sociétés jouissant d’un statut spécial s’élevaient à 3,8 milliards de francs en 2009, ce qui représente environ la moitié du total des recettes fédérales provenant de l’imposition des entreprises. Les statuts fiscaux spéciaux rapportent 2,1 milliards de francs aux cantons, soit environ un cinquième des recettes annuelles de l’impôt sur le bénéfice des cantons et des communes.

Plusieurs axes ont été envisagés pour renforcer la compétitivité de la Suisse. Celui qui semble se distinguer prévoit trois mesures principales : l’abrogation des réglementations spéciales actuelles pour les remplacer par de nouvelles réglementations spéciales, avec notamment la mise en place d’une imposition préférentielle des produits de licence (« licence boxes »), et l’impôt sur le bénéfice corrigé des intérêts (les intérêts théoriques du capital propre pourraient, par le jeu de la déduction des intérêts passifs, être déduits de l’assiette fiscale). L’introduction de cet impôt permettrait ainsi d’atteindre l’égalité de traitement entre le capital propre et le capital étranger d’une entreprise, sans tenir compte de la charge fiscale pesant sur les actionnaires ; l’abaissement des taux cantonaux de l’imposition sur le bénéfice des entreprises (applicable à toutes les entreprises) et la réduction de certaines charges fiscales, notamment par la suppression du droit d’émission sur le capital propre.

Le grand défi de la réforme résidera dans la répartition équilibrée de la charge financière qu’elle entraînera. La péréquation financière, qui permet de soutenir les cantons les moins favorisés économiquement, devra être revue en conséquence. Ce réajustement ne devrait cependant pas remettre en cause une concurrence fiscale appropriée entre les cantons. D’autres remaniements, telles que l’augmentation de la part des cantons aux recettes fiscales de la Confédération et les dégrèvements en faveur des entreprises au niveau de la Confédération, pourraient permettre aux cantons de mieux supporter le coût de la réforme.

A l’heure actuelle et selon les résultats de la consultation, il ressort que la grande majorité des cantons et des associations faîtières concernées sont favorables aux propositions présentées. Cependant, la question des mesures concrètes pour la compensation des charges d’ajustement demeure en suspens. Aucun consensus n’a pour l’instant été trouvé, même si les discussions semblent prendre la bonne voie. Le rapport final est attendu pour ce mois de décembre.

Tout du moins, les grandes gagnantes de cette réforme sont les entreprises locales, soit celles ayant leur siège en Suisse. En effet, celles-ci ne bénéficieront de toutes les réductions d’impôts et de charges, sans contrepartie. Si l’on prend l’exemple de Genève, il est envisagé de passer d’un taux effectif d’imposition sur le bénéfice (impôt fédéral compris) d’environ 24,6% actuellement à 13%, ce qui représente une importante diminution d’impôt.

Une autre catégorie d’entreprises qui sera, dans une large mesure, positivement affectée par cette réforme est celle tirant ses revenus des brevets et autres droits immatériels qu’elle possède. En Suisse, ce type d’entreprises est principalement actif dans le secteur de la chimie/pharma. L’imposition préférentielle des produits de licence permettra là aussi de consentir à ces sociétés une forte baisse d’impôt.

Dans les deux cas, il est envisageable que des entreprises relocalisent une partie de leurs bénéfices en Suisse.

Pour conclure, avec cette réforme, la Suisse sauvera certes les meubles en se conformant aux injonctions de l’Europe tout en restant fiscalement concurrentielle. Cependant, l’atout majeur dont la Confédération jouissait autrefois, soit la prévisibilité et la stabilité de son système juridique, se retrouve une fois de plus sérieusement écorné. Sachant que selon plusieurs études, la sécurité juridique figure au troisième rang parmi les 27 critères les plus importants dans le choix du siège social, l’implantation future de nouvelles entreprises sur le territoire helvétique pourrait être quelque peu compromise.

Par ailleurs, la genèse de la réforme de l’imposition des entreprises III lève le voile sur une tendance qui semble se confirmer : on se dirige lentement vers un affaiblissement, voire une disparition de la concurrence fiscale au niveau international. En effet, le dogme, imposé par l’Europe et plus largement par les Etats membres du G8, qui consiste à considérer toute pratique fiscale réellement concurrentielle comme étant une « pratique fiscale dommageable », risque de mener, à moyen-long terme, à une harmonisation fiscale généralisée. Le code de conduite européen en matière de fiscalité des entreprises pourrait devenir la norme également pour la Suisse si celle-ci perdure à vouloir se conformer à tout prix à la pratique européenne, reniant par la même occasion une partie de sa souveraineté. A ce titre, seuls les Etats n’ayant quasiment rien d’autre à offrir et à perdre économiquement parlant, et qui par conséquent ne craignent pas les mesures coercitives (notamment de figurer sur des listes noires), pourront continuer à proposer une fiscalité effectivement concurrentielle.

Me Lassana DIOUM, Consultant pour le magazine Le Monde EconomiqueMe Lassana DIOUM, Consultant pour le magazine Le Monde Economique et Avocat au Barreau de Genève

 

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