L’intelligence émotionnelle a-t-elle sa place dans l’entreprise ? Par Dr Anne Mai Walder

2 juin 2012

L’intelligence émotionnelle a-t-elle sa place dans l’entreprise ? Par Dr Anne Mai Walder

« L’intelligence émotionnelle » dans l’entreprise, un effet de mode, une prise de conscience profonde ou une manière déguisée de formaliser les émotions des collaborateurs ? Il s’avère aujourd’hui que l’intelligence émotionnelle trouve sa légitimité dans le monde de l’entreprise. Que ce soit à la direction, aux ressources humaines ou au sein du management, ce terme semble incontournable et s’ajoute à la déjà bien longue liste des compétences attendues… Hier proscrites, aujourd’hui au centre de toutes les attentions, nous allons essayer de comprendre cet intérêt nouveau pour nos « émotions ».

Historiquement, différents courants de pensée s’affrontent pour tenter de définir et d’appréhender la complexe dimension de l’intelligence. De mon point de vue, je relève d’abord que l’intelligence se construit progressivement lorsque l’individu entre en contact avec le monde (Piaget, 1937) puis inscris trois dimensions distinctes de l’intelligence chez l’adulte : l’habilité de résolution de problèmes, les aptitudes verbales et les compétences sociales (Sternberg, Conway, Kreton et Bernstein, 1981). Alors que la naissance du concept du quotient intellectuel (QI) remonte aux travaux de Wilhelm Sterne (1912), la mesure de l’intelligence a fait l’objet de nombreuses tentatives.

Le test « Stanford-Binet » (Terman, 1916), repris et modifié par la suite, engendre trois tests d’intelligence normalisés (Weschler, 1939) : le Wechsler‐Bellevue Intelligence Scale (WBIS), le Wechsler Adult Intelligence Scale (WAIS) et le Wechsler Intelligence Scale for Children (WISC), couramment utilisés en Amérique du Nord. À cette époque, l’intelligence se définit par sa dimension cognitive. Wechsler estime que l’intelligence requiert le mélange de plusieurs traits humains, chacun mesurable séparément. Les résultats calculés par le WAIS mesurent la compréhension verbale, la perception spatiale et la capacité d’abstraire les distractions.

Cependant, des recherches démontrent qu’il existe peu de relation entre le QI et la vie professionnelle, sociale et affective (Snarey et Vaillant, 1985) et que les habiletés sociales et émotionnelles ont quatre fois plus d’impact que le QI dans la détermination du succès et du prestige (Feist et Barron, 1996). Finalement, la théorie des intelligences multiples (Gardner, 1983), émettant l’hypothèse selon laquelle plusieurs types d’intelligence coexistent chez chaque être humain, a le mérite d’initier le débat et d’élargir le champ de recherche sur l’intelligence. Gardner (1983) distingue neufs formes d’intelligence : la logico‐mathématique, la linguistique, l’intrapersonnelle, l’interpersonnelle, la visio‐spatiale, la naturaliste, la musicale, la kinesthésique et l’existentialiste ou spirituelle. J’en dégage en particulier l’intelligence interpersonnelle et l’intelligence intrapersonnelle qui peuvent se révéler utiles dans un contexte d’empathie émotionnelle (états affectifs) et cognitive (états mentaux) (Decety et Ickes, 2009) au sein des organisations.

L’intelligence émotionnelle serait « l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et les autres » (Salovey et Mayer, 1990). En d’autres mots, l’intelligence émotionnelle est une « habileté à percevoir, comprendre, gérer et utiliser les émotions pour faciliter la pensée » (Mayer, Salovey et Caruso, 2000) et possède quatre concepts principaux : la conscience de soi (capacité à comprendre ses émotions, à reconnaître leur influence, à les utiliser pour guider nos décisions), la maîtrise de soi (capacité à maîtriser ses émotions et impulsions et s’adapter à l’évolution de la situation), la conscience sociale (capacité à détecter et à comprendre les émotions d’autrui et à y réagir), la gestion des relations (capacité à inspirer et à influencer les autres tout en favorisant leur développement et la gestion des conflits) (Goleman, 1995).

Nous sommes bien forcés de constater que ces concepts correspondent aux besoins de compétences humaines nécessaires à l’entreprise actuelle. Le premier concept est particulièrement pertinent dans l’entreprise lorsque nous savons que les émotions sont impliquées dans la prise de décision (Damasio, 1995). Le deuxième est indiqué dans les situations de changement, perpétuelle actualité de l’entreprise. Le troisième et le dernier concept s’avèrent propices à la gestion de conflits. Ainsi nous ne parlons plus que de QI mais concomitamment de quotient émotionnel, QE, qui s’articule autour de cinq composantes de l’intelligence émotionnelle : l’intrapersonnel, l’interpersonnel, l’adaptabilité, la gestion du stress et l’humeur générale (Bar‐On et Parker, 2000). Plus précisément, les compétences humaines attendues des collaborateurs et plus spécifiquement des managers (Cristol, 2009).

L’intelligence émotionnelle, au sens noble de ce terme, a indéniablement sa place dans l’entreprise. Ce qui m’interpelle réside dans l’introduction formelle de la mesure de la performance des émotions dans les processus de recrutement et d’évaluation des collaborateurs qui, couplée au risque de standardisation des profils, pourrait découler sur un manque, déjà bien installé, de diversité. Finalement, cet effet de mode ne contribuerait-il pas à un appauvrissement, une déshumanisation, voire une « robotisation émotionnelle », au seul profit des gestions logicomathématiques de l’entreprise ?

Dr. Anne Mai Walder / Expert pour le magazine Le Monde Economique / www.WalderPublications.ch

 

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